Les usages actuels du numérique en santé mentale

Dans quels usages et comment, le numérique fait-il son apparition dans les pratiques de santé mentale ?

Le numérique et les soins en  santé mentale sont-ils compatibles ? Les images fleurissent quant à l’introduction du numérique dans nos vies et dans la société en général : une vague, une déferlante, un raz de marée, un glissement de plaques tectoniques…

De fait, pour nous tous, plus rien n’est comme avant les années 2000, le numérique s’est installé dans notre société et on ne voit pas se dessiner les limites de ce phénomène majeur.

Le repère central, est l’entrée du smartphone dans nos vies vers 2007. En effet, nous avons volontairement « greffé » à notre corps et à nos psychismes un dispositif surpuissant, automatique,  qui sert à tout (information, orientation, communication, loisirs, santé..). De plus, il pénètre notre physiologie (objets connectés) et il intervient dans nos besoins élémentaires de sécurité.

Notons qu’il existe un  important mouvement international pour soutenir l’usage du numérique en santé mentale (le e-santé mentale) initié par l’OMS au début des années 2000. Depuis 2016, le CCOMS, basé à Lille, développe un projet européen eMEN pour l’Europe du Nord-Ouest. L’étude Equme collecte et analyse l’avis des usagers, des proches-aidants mais aussi  des professionnels sur ce thème.

Des réticences pour le numérique dans les soins en santé mentale

Mais, on ne peut ignorer les réticences, voire la réprobation que suscite l’introduction des technologies numériques en matière de santé mentale. Plutôt que de rester dans la déploration, le brouillard, le non-pensé, qui mènent au scepticisme, à l’amertume et au fatalisme, essayons une approche plus pragmatique, plus concrète : faisons un inventaire sommaire des usages actuels. Et cherchons les gains éventuels qu’on peut en attendre.

Nous laisserons pour l’instant de côté le débat sur les perspectives de l’introduction des data dans les développements futurs de la psychiatrie. Nous renvoyons pour cela au remarquable numéro de L’Information Psychiatrique : les « Néotechnologies en question » (7).

D’abord, notons que le numérique en santé mentale se décline en un éventail très large d’activités. C’est pourquoi on ne peut pas l’appréhender comme un ensemble homogène. En effet, il fait appel à des techniques très différentes. Aussi, la « e-santé mentale » est-elle une nébuleuse qu’il faut obligatoirement décomposer.

Internet et l’information des patients pour les soins en santé mentale

D’abord, Internet a changé la donne : l’information du patient et des proches n’est plus l’exclusivité de l’échange avec les médecins. De fait, toutes les informations factuelles sont à la portée d’une recherche sur le Net. Mais si l’usager est tout à fait capable de trouver les contenus qu’il recherche, il lui manquera l’essentiel. Car ces contenus sont partiels, fragmentaires, difficiles à coordonner pour conduire à une action adaptée, utile et sans risque pour la personne. La nécessité d’une mise en forme accessible et hiérarchisée, d’une synthèse, d’un regard médical s’impose. (C’est ce constat qui nous a amené à créer notre site psyway.fr).

Mais les patients ont aussi besoin de comprendre pourquoi les médecins prescrivent un médicament. Quel est ce médicament ? De quelle catégorie fait-il partie ? Quels sont ses apports et ses risques éventuels, ses effets secondaires ? Par ses recherches sur le Net, le patient comprend mieux ce que le médecin a perçu de lui dans la consultation. Il met des mots médicaux sur son vécu. Selon une étude belge (1), 60% des consultations médicales sont précédées ou suivies de la consultation d’Internet, y compris pour les séniors. De plus, la consultation d’internet favoriserait plutôt l’entrée en soins de certaines nombre de personnes.

Cependant, en périphérie de la souffrance psychique, l’aspect social et le domaine des droits (prestations, aides..) concerne beaucoup de patients. Toutes ces zones périphériques de la consultation ne peuvent pas avoir la place nécessaire dans l’espace limité de la rencontre médicale. Aussi, leur connaissance est-elle grandement facilitée par Internet (2).

Numérique et soins en santé mentale : la télémédecine pour rencontrer un professionnel

L’accès et l’interactivité facilitée des patients avec les professionnels de santé a connu une certaine facilitation par la téléconsultation, mise à disposition par les pouvoirs publics depuis juillet 2018. Elle s’assortit, depuis septembre 2018, du remboursement par l’Assurance Maladie. Mais, elle n’a vraiment pris son essor que lors de la première vague de Covid 19, vers mars 2020. Auparavant, les chiffres de la téléconsultation stagnaient mais rapidement, des millions de téléconsultations ont été effectuées et cette forme d’accès aux soins continue sur sa lancée. De plus, chez les professionnels, elle suscite une réflexion sur sa spécificité.

Si la psychiatrie libérale en a beaucoup profité, qu’en est-il de l’usage de la téléconsultation dans l’exercice public? La profession s’en saisit-elle, se forme-t-elle ? Les équipements sont-ils suffisants ?

Dans l’installation du dispositif de télémédecine, le télésoin, à l’usage des professions paramédicales pourrait alléger et assouplir le travail des infirmiers de secteur.

L’usage de la télé expertise dans les rapports entre médecins de ville et médecins hospitaliers a-t-il démarré? Et pourtant, il serait capital pour l’orientation et la prise en charge précoce des cas complexes ?

Qu’en est-il de la télésurveillance dans la prévention des rechutes et en sortie d’hôpital psychiatrique ? De nombreuses spécialités médicales ont saisi la perche et trouvé des indications spécifiques à la télésurveillance. Là encore, les instances publiques valident ces dispositifs et organisent le financement.

Les applis : pour la prise de conscience des troubles et l’auto-évaluation

Ce sont des éléments essentiels en santé mentale : tous les professionnels en ont conscience. C’est probablement un domaine dans lequel les applis, ces petits dispositifs installés sur les smartphones vont jouer un rôle. Leur nombre est phénoménal, leur validation reste (et restera ?) très incertaine. Les champs pathologiques qu’elles « couvrent » sont déjà sont nombreux : l’anxiété, les troubles dépressifs et la prévention du suicide, les troubles des conduites alimentaires, les addictions, l’insomnie et, en projet, la maladie d’Alzheimer et les schizophrénies..

Des sociétés privées, souvent des start-up les construisent mais aussi des équipes hospitalières ou des organismes publics. Pour la dépression et l’anxiété, de nombreuses applis les relèvent (Jardin Mental, Emoteo). Pour la prévention du suicide : Emma. Concernant les TCA citons Blue Buddy.

Pour les addictions : Tabac Info Service,   Stop-alcool, Stop-cannabis, Stop-tabac des Hôpitaux de Genève…. Certaines applis font partie intégrante d’une recherche (ex- Stopblues, Emma..). D’autres utilisent des chatbots (Mon sherpa) alimentées par les apports de l’intelligence artificielle et du « machine learning ».

L’appli Mon suivi psy, maintenant nommée Jardin Mental a pour objet la prise de conscience des troubles et l’aide à la communication avec le thérapeute. Elle est proposée par La Fabrique Numérique des Ministères Sociaux. Son interface est très simple et s’adapte aux choix du patient. Aussi, 6500 utilisateurs actifs et 3000 professionnels  l’utilisent (APM News).

Toutes les applis ont l’avantage de livrer un contenu informatif, parfois une échelle d’évaluation, de permettre un suivi quotidien mais surtout d’être « à disposition » du sujet. Le plus important est qu’elles sont gratuites. Leur usage est immédiat, à disposition et confidentiel (1 et 3).

Notons que les applis de « confort », d’initiation à une méthode thérapeutique ou de détente sont innombrables , de l’ordre de 350000 (voir sur Psyway).

Se soigner en s’aidant de l’apport de la réalité virtuelle en santé mentale

Les traitements en réalité virtuelle (TERV) font l’objet de développements importants dans le monde et en France. En première ligne, le traitement des attaques de panique, des phobies et troubles anxieux (3), des addictions, du stress post-traumatique…

Serge Tisseron et Frédéric Tordo (4) ont récemment publié deux livres qui rassemblent les contributions de nombreux auteurs sur l’utilisation thérapeutique de la réalité virtuelle et des jeux vidéo. S’ils abordent la pathologie de « l’homme connecté », ils repèrent déjà un champ très large de pratiques thérapeutiques, utilisant surtout la thérapie comportementalo-cognitiviste mais également la psychanalyse. La variété des pratiques et de la réflexion théorique portant sur notre rapport à l’image et aux écrans est très présente. Le nombre et l’implication des auteurs-contributeurs sont surprenants. Ils construisent un ensemble théorique nouveau : la cyberpsychologie.

Par ailleurs notons le lancement d’un programme thérapeutique de la  dépression, Deprexis, déjà commercialisé dans plusieurs pays européens. La version française, payante, est en ligne. Elle se présenté comme un complément du traitement médicamenteux et non comme une alternative.

Dans les « zones grises » des soins en santé mentale : une place pour le numérique ?

Cependant nous savons qu’il existe des zones grises, de difficulté, dans l’accès et la prise en soins des patients

  • La non-conscience durable ou le déni radical des troubles avec ses conséquences pour le sujet et pour son entourage. Pendant des années, nombre de personnes restent sans soins et voient leurs perspectives d’amélioration reculer.
  • Le début tardif des soins, avec ses conséquence négatives pour le sujet. Et surtout dans les pathologies sévères (schizophrénie, bipolarité, états-limites).
  • La disponibilité et l’accessibilité des professionnels est en difficulté ces dernières années. Et cela va durer.. Le manque de médecins et de soignants est manifeste à l’hôpital mais aussi en pratique privée. Le délai moyen d’attente d’une première consultation en CMP se compte en semaines sinon en mois. L’usage d’une appli permet d’attendre, de comprendre, de se soulager, en utilisant des moyens simples.
  • La fréquence des rechutes lors des arrêts prématurés de traitement est très élevée. Elle aboutit à des ré-hospitalisations itératives et à l’encombrement des services de soins. La téléconsultation et le télésoin dès les premiers jours qui suivent la sortie d’hôpital pourraient être déterminantes.
  • La fréquence dramatique des suicides

Dans l’histoire de soins psychiques, la présence et l’interaction humaine sont centrales. L’histoire des soins en France a montré l’importance des structures de soins et de leur investissement par des personnes.

Cependant, dans l’avenir, en santé mentale, le numérique, avec son déploiement technique varié pourrait mieux nous aider à couvrir ces zones grises. Il ne devrait pas être négligé par les professionnels de la santé mentale en raison de sa nécessaire condition technologique, d’ailleurs très variée. Ces usages ne devraient pas être opposés, par principe ou préjugé, à la relation inter-humaine directe, « en présentiel ».

La protection et la confidentialité des données

reste un point problématique pour les usages du numérique en santé mentale. Mais c’est le cas aussi pour toute notre vie sur le Net. Les contraintes et recommandations légales doivent être connues et respectées. Pour les applis, par exemple, les précautions élémentaires seraient :

  • La minimisation : seules les données nécessaires au but poursuivi sont collectées
  • La finalité : les données ne sont recueillies qu’en vue d’un but identifié, déclaré, légitime
  • La limitation dans le temps : les données doivent être effacées une fois le but atteint.
  • Elles ne doivent pas être utilisées à d’autres fins que celle initialement déclarées (6)

Sources et références

1 L’information santé en Belgique francophone : état des lieux, attentes de la population et impact d’Internet. Institut Solidaris, 2017.

2 V. Souffir, S. Gauthier, M. Hayat, Internet s’invite dans la consultation psychiatrique, in L’Information psychiatrique 2020 ; 96 (5) : 355-62. Ce journal a consacré plusieurs numéros au numérique.

3 Malbos E., Oppenheimer R, Psychothérapie et réalité virtuelle (anxiété, Toc, phobies, addictions), Éditeur Odile Jacob, Paris, nov 2020

4″Pratiquer les cyberpsychothérapies – Jeux vidéo – Réalité virtuelle –Robots »,  sous la direction de Serge Tisseron et Frédéric Tordo, Éditeur Dunod, Paris, 2022;

5 Sebbane D. : Convergences technologiques au service d’une bonne santé mentale pour tous : mythe(s) ou réalité(s) in L’Information Psychiatrique, Néotechnologies en question Vol 97 n°2 – Février 2021

6 Mekaoui L., Intérêt et enjeux de la e-santé dans la dépression, Soins Psychiatrie, n0 311 – juil/aout 2017

7 L’Information Psychiatrique : Néotechnologies en question Vol 97 n°2 – Février 2021

8 Documentation sur Psyway : E-santé mentale : information et documentation

 

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