Les violences conjugales, leur signalement et le secret médical

Deux ans après le Grenelle de 2019 sur les violences conjugales, leur prévention et leur prise en charge reste une priorité nationale, soutenue par les ministères de la Justice et de la Santé, et par les Ordres des Médecins.

Les violences conjugales sont souvent cachées ou minimisées. Si bien que leur dépistage peut être difficile. La prise en charge des violences conjugales est également souvent délicate, et souvent multidisciplinaire. Leur dangerosité immédiate peut autoriser le médecin à les signaler au Procureur de la République, ce qui constitue une exception récente au secret médical.

Cette exception, attendue depuis plusieurs années, répond à un constat alarmant : ainsi, en 2021, on dénombrait en France une femme tuée tous les trois jours par son partenaire ou ex- partenaire . Et 213000 femmes déclaraient avoir subi des violences physiques et/ou sexuelles.

Ces violences sont, dans près de 90% des cas, infligées par des hommes et subies par des femmes. Elles sont de tous ordres : physiques, sexuelles, psychiques, verbales, économiques. Et récurrentes, souvent cumulatives, d’intensité souvent croissante. Les violences conjugales concernent toutes les situations de couples (mariage ou non, petits-amis, cohabitation, moment de séparation ou après celle-ci…)

 

Des obstacles sociétaux empêchent de parler des violences conjugales : la méconnaissance, les préjugés, l’indifférence

  • Aussi la HAS recommande-t-elle aux médecins de rechercher la violence conjugale, systématiquement tant elle semble répandue, mais avec tact et bienveillance. En effet, le « simple » fait d’en parler semble très difficile, vécu comme un aveu. Crainte d’être jugée faible, de n’être pas crue, crainte aussi de subir des représailles en cas d’indiscrétion. A plus forte raison si se pose la question d’une déclaration ou d’une plainte…
  • Ainsi, une femme maltraitée peut se résigner. Elle peut douter aussi qu’on puisse l’écouter, l’aider à se protéger, à trouver des solutions concrètes (soutien moral, financier, hébergement, protection des enfants…). D’autant que nombre de simples consultations, de recours aux urgences ou à un commissariat dans des situations évidentes de maltraitance ont pu ne donner lieu à aucune suite. Même si des progrès ont été accomplis ces dernières années.

Un obstacle psychologique au dépistage des violences conjugales : la relation d’emprise.

  • On insiste aujourd’hui sur la notion d’emprise de l’agresseur sur sa victime et sur les signes qui révèlent la soumission activement entretenue de la victime. En particulier, l’agresseur crée et entretient chez sa partenaire la honte, la dérision d’elle-même, la culpabilité. Ainsi une personne violentée se croit souvent responsable de ce qu’elle vit, de l’échec de son couple. Et elle peut n’avoir qu’une conscience très affaiblie de l’ampleur de la domination et de la contrainte psychique qu’elle subit.
  • Ceci souvent suscite l’incompréhension et irrite les proches : il paraît si simple de s’en sortir, de se défendre, de partir… ! En réalité, la relation d’emprise accroît le sentiment d’impuissance et la dépendance de la personne maltraitée à son agresseur . Ceci représente une atteinte psychique occulte qui verrouille la maltraitance autant que la peur, et peut-être même davantage.

 

L’emprise agressive constitue une attaque sans fin de la vie psychique de la victime 

  • En effet, l’emprise agressive ébranle jour après jour la confiance de la victime en ses émotions, en ses sentiments les plus positifs. Par exemple son empathie pour son partenaire, ses efforts pour calmer une souffrance qu’elle a perçue chez lui, ses efforts pour prendre soin de lui ou pour être aimable à ses yeux. Chaque détail de la vie quotidienne devient un problème, voire une source d’agression : le café qu’elle lui sert sera un jour trop froid, le lendemain trop chaud … De façon paradoxale, ces détails sont vécus comme affolants et déstabilisants.

La peur est une composante de l’emprise

  • Ainsi insiste-t-on aujourd’hui non seulement sur la peur et l’insécurité physique, mais aussi sur l’effet psychique délabrant de l’emprise agressive. Celle-ci ronge l’estime de soi de la victime, de l’intérieur. La personne maltraitée sous emprise intériorise la persécution qu’elle subit : sentiment d’infériorité permanente, doute sur soi jusqu’à l’asservissement, acceptation voire justification par la victime des insultes ou des propos dégradants qu’elle subit, dépression, possibilité de son suicide. La notion d’identification à l’agresseur décrite par la psychanalyse (après Sandor Ferenczi, Anna Freud), la comparaison avec le syndrome de Stockolm ne semblent pas suffisantes pour décrire certaines situations, les plus graves, qui vont jusqu’aux tortures physiques et psychiques.
  • Pour le législateur, l’emprise agressive au sein d’un couple est une circonstance aggravante à l’exercice de violences. En effet, la victime semble perdre totalement sa  liberté d’agir, voire de réagir. Si bien que le législateur compare cette situation à celle des mineurs en danger (article 132-80 du code pénal)

Le danger immédiat dans les violences conjugales : une exception à l’obligation du secret médical

  • Dans les suites du Grenelle contre les violences conjugales de 2019, Eric Dupont-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a lancé le 12 avril 2023 la diffusion d’un vadémécum « Secret médical et violences au sein du couple » destiné aux professionnels de santé.
  • Un bulletin récent du Conseil de l’Ordre des Médecins de la ville de Paris (janvier 2024, p 14 et suivantes, Dr Christine Louis-Vahdat) rappelle et commente les préconisations de ce texte.
  • Le vadémécum de 2023 rappelle que la Loi autorise désormais un signalement au Procureur de la République de certaines situations de violences conjugales : celles qui « mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat » (Article 226-14 du code pénal ).

Ces situations de danger très grave concernent les professionnels de santé plus fréquemment qu’ils ne le pensent

  • Cependant, l’évaluation de la dangerosité par le médecin peut être difficile : les violences mettent-elles la vie de la victime majeure en danger immédiat ?
  • Quant à l’emprise : la victime est-elle, ou n’est-elle pas en mesure de se protéger ? Sa volonté d’agir face aux violences subies semble–telle annihilée, ruinée par l’emprise ?
  • Les professionnels de santé qui constatent « en conscience » une situation de danger immédiat et d’emprise ont deux possibilités lorsque la victime ne souhaite pas ou ne peut pas déposer une plainte, ou signaler elle-même la violence aux autorités :
    • Avec l’accord de la victime faire eux-mêmes ce signalement
    • Si la victime s’oppose à ce signalement, réaliser un signalement au Procureur de la République sans son accord. Le médecin ou le professionnel de santé doit néanmoins l’informer du signalement fait.

La situation d’urgence ne doit pas empêcher une approche prudente des situations de violences conjugales

  • De notre point de vue, l’évaluation de la situation doit se garder des jugements hâtifs ou des réactions précipitées, des « il n’y a qu’à » simplistes. En effet, les situations sont diverses, et complexes. En particulier, dans chaque situation, il faut s’assurer du fait que des soutiens divers peuvent être mobilisés, qu’ils sont à la portée de la personne maltraitée.

Non seulement des soutiens médicaux et psychologiques, mais aussi des appuis familiaux, amicaux, sociaux . Ces précautions sont nécessaires parce que la mobilisation de situations très tendues et complexes comporte parfois une possibilité d’aggravation brusque, un risque que la victime est souvent la seule en mesure d’évaluer intuitivement.

  • Les professionnels doivent donc être vigilants et chercher les possibilité d’apaisement sans être lénifiants. En effet, si parfois le danger est évident, devant des atteintes physiques qui s’aggravent et se répètent par exemple, voire des menaces de mort…

Parfois au contraire, les facteurs de gravité et les risques sont plus cachés. Par exemple en cas de violence psychologique et d’emprise subtilement exercées voire rationalisée, du fait du climat familial ou social ambiant par exemple (voir le film Mères et filles de la réalisatrice Julie Lopes-Curval, 2009).

 

Le vadémécum « Secret médical et violences au sein du couple » apporte des éléments d’orientation utiles aux professionnels

  • Certes la question déontologique du secret médical est centrale dans ce document,
  • Mais il apporte cependant de façon synthétique de nombreuses indications cliniques ou situationnelles qui permettent d’évaluer la dangerosité d’une part, l’emprise d’autre part (p.11 et suivantes).
  • Ces indications sont enrichies par une liste de traits recueillis dans les récits lors des jugements. L’emprise est examinée ici par cercles concentriques :  morale, intellectuelle, économique, psychique, mentale, physique (p. 26 et suivantes). Nous ne pouvons citer ici que quelques dimensions, et renvoyons à ce vadémécum.

L’évaluation de la dangerosité et de l’emprise dans le vadémécum

  • L’évaluation de la dangerosité retient par exemple :
    • Les blessures pouvant être liées à des sévices, des mauvais traitements
    • Des moments de vie à haute tension : séparation, grossesse, accouchement
    • La présence chez le partenaire d’addictions, de troubles psychiatriques, de comportements violents, la détention d’armes
    • L’aggravation des violences en intensité et en fréquence, etc.
  • L’évaluation de l’emprise retient par exemple :
    • L’agressivité verbale, physique ou psychologique que subit la victime
    • Son isolement, sa dépression, le fait qu’elle soit « à bout », sans solution
    • Le sentiment de culpabilité de la victime
    • Sa dépendance pour toutes ses démarches, le fait qu’elle soit surveillée, etc.

Tous ces signes ne sont ni impératifs ni exhaustifs. Ni purs cliniquement, car certains témoignent à la fois de la dangerosité et de l’emprise. Ce sont malgré tout des signaux d’alerte

Outre ces précieux items cliniques ou situationnels, le vadémécum contient :

  • La fiche de signalement au procureur de la République (p.4)
  • La notice explicative du signalement transmis au Procureur de la République
  • Le circuit juridictionnel du signalement, de l’envoi au Procureur, aux premières mesures de protection, plus ou moins urgentes (p.15)
  • Les recommandations de bonnes pratiques de la HAS  (p.34), à savoir :

 

La fiche de signalement de violences conjugales est très importante

Elle est publiée en page 5 du vadémécum, qui explique sa formalisation en pages 9 et 10 :

  • Le médecin doit l’adresser au Procureur de la République
  • Le médecin ou tout professionnel de santé la réalise personnellement, en urgence, du fait même d’un diagnostic de danger vital
  • On doit l’envoyer électroniquement, ce qui actuellement complique l’envoi car la fiche n’est accessible qu’en format pdf non modifiable
  • On trouve la fiche de signalement sur le site du CNOM (Conseil National de l’Ordre des Médecins)

La formalisation de la fiche de signalement est très importante

  • Il faut tenir compte des règles rédactionnelles de prudence concernant le recueil des faits ou des doléances exprimées par la personne (propos précis, guillemets de citation, descriptions cliniques précises sans interprétation, accord ou non de la patiente…).
  • La rédaction doit permettre son exploitation rapide (pas de rédaction manuscrite difficilement lisible).
  • Rappelons qu’il faut toujours s’efforcer d’obtenir l’accord de la personne concernée avant de faire un signalement. Et en cas d’impossibilité à l’obtenir, l’informer qu’un signalement est fait, adressé par mail au Procureur de la République.

Il existe 2 adresses mail pour Paris :

 

Bibliographie, documents de référence

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